HOMMAGES - TRIBUNES
LIBRES |
KARIM LANDAIS NOUS A QUITTÉS
Karim Landais a mis fin à
ses jours dans la nuit du 24 au 25 juin dernier. Karim n’était pas trotskyste,
mais anarchiste libertaire. Il était aussi un jeune historien extrêmement
prometteur, d’une grande intelligence et d’une rigueur intellectuelle
exemplaire. Avec lui, le mouvement ouvrier a perdu un jeune intellectuel
révolutionnaire, au sens le plus noble du terme. C’est pourquoi ses nombreux
travaux de recherche déjà réalisés, pour beaucoup inédits, et les projets
pionniers qu’il avait formés, doivent être signalés aux lecteurs du CRI des travailleurs (dont il était lui-même
un lecteur critique) : ils sont en effet d’un grand intérêt pour la
réflexion politique sur l’organisation du mouvement ouvrier, plus précisément
sur la question centrale de la bureaucratie, des rapports de pouvoir et des
processus de domination que l’on y rencontre de manière peut-être universelle.
L’itinéraire politique de
Karim, son orientation profondément libertaire aussi bien que sa vocation de
chercheur ou en tout cas le choix de son sujet d’étude, s’enracinent dans une
sorte d’expérience fondatrice : celle de son passage par le Parti
des travailleurs (PT), dans lequel il avait milité pendant deux ans, à partir
de juin 1999. Il avait rencontré les militants de ce parti et de l’organisation
de jeunesse qui lui est liée à la fin de sa première année d’histoire à
l’Université d’Aix-en-Provence, après avoir fait de brefs passages par
différents groupes, et il y avait adhéré avec « enthousiasme »[1].
Deux ans plus tard,
rédigeant ce qu’il appelle « non sans un brin d’ironie »[2],
son Cahier noir du CCI, Karim inaugure ce geste politique qui le
caractérisera tout au long de sa trop brève existence militante :
avec une lucidité intransigeante et une démonstration implacable, il dresse un bilan
critique et autocritique de son expérience politique au PT dirigé, quoique
officieusement, par son courant CCI. Dans ce texte, Karim fustige l’absence de
démocratie, l’impossibilité de véritables discussions, les bureaucrates
arrogants, la bêtise des petits chefs, la lâcheté de nombreux militants
agissant comme des petits soldats au lieu de penser par eux-mêmes[3].
S’adressant à Gluckstein et Lambert, son texte se conclut en exprimant, avec la
spontanéité qui caractérisait Karim, sa « profonde déception » :
« J’ai cru en le parti. J’ai véritablement espéré. Mais les trotskistes
ont brisé mes espérances. Et c’est de ce crime que je les accuse : briser
les élans de centaines de personnes perdues et cherchant ne serait-ce qu’un
brin d’espoir. Je dis : c’est criminel. Et c’est dommage, parce que vous
contribuez à entretenir la réputation que vous fait la presse bourgeoise. Et
cette réputation, elle rejaillit sur le mouvement ouvrier tout entier. Vous
salissez un espoir : vous avez sali MON espoir. Et la seule chose que je
souhaite est que vous en preniez conscience. »[4]
Karim exprimait là,
incontestablement, le sentiment de très nombreux travailleurs et jeunes passés
par le PT à un moment ou à un autre, et bien souvent écœurés à un tel point par
cette organisation qu’ils en sortent définitivement brisés comme militants. Le
désarroi de Karim ne fut heureusement qu’éphémère, mais cette expérience est le
point de départ de sa caractérisation hélas définitive — qu’il s’efforça
plus tard de justifier historiquement et théoriquement — du
« trotskysme » et du « bolchevisme » en général comme un
courant nécessairement bureaucratique. C’est donc le lambertisme, ce courant
centriste sclérosé qui donne du « trotskysme » une image repoussante,
ce véritable flanc-garde de la bureaucratie réformiste, qui a poussé Karim dans
les rangs de l’anarchisme, et qui en a fait un adversaire politique du
bolchevisme. Il écrivait ainsi, dans une lettre à son ex-camarade et ami
D. : « Effectivement, je n’aurais pas de honte à me réclamer d’un
certain "antitrotskisme". (…) C’est le PT qui finalement m’a fait
anarchiste, lorsque j’ai compris l’interaction non seulement évidente mais
nécessaire entre la théorie et la pratique. »
Cependant, la rupture
proprement politique avec le lambertisme semble avoir été plus
progressive que sa rupture organisationnelle. La focalisation de Karim sur la
question des méthodes, qui exprime la nature extrêmement exigeante, mais aussi
très idéaliste, de sa personnalité, ne lui permit sans doute pas d’analyser
immédiatement le fond politique du lambertisme. Concluant son Cahier noir du
CCI, Karim tenait à préciser que « (ses) divergences d’avec le
courant trotskiste ne sont pas de l’ordre des "positions politiques".
Je maintiens mon attachement aux principes affirmés de Front unique, de défense
de l’indépendance des organisations traditionnelles de la classe ouvrière que
sont les syndicats, de la laïcité, etc. » Et, dans la lettre déjà cité
à D., il écrivait quelques semaines plus tard : « Je n’ai
pratiquement aucun désaccord proprement politique avec le PT… Mais peut-on dire
que nous œuvrons pour la même chose ? Une organisation antidémocratique
œuvre-t-elle pour la démocratie ? C’est impossible. »
Le
caractère progressif de la rupture d’avec le fond politique du lambertisme se
manifeste en un sens par l’adhésion de Karim à la Libre Pensée (association
anti-cléricale et laïque, mais notoirement dirigée par les lambertistes et
profondément liée aux réformistes, ayant renoncé au discours socialiste de la
Libre Pensée historique et participant en revanche à l’UNESCO, cette
institution impérialiste de l’ONU). Mais surtout, Karim rejoignit presque
immédiatement après sa sortie du PT les rangs de l’UAS, l’Union anarcho-syndicaliste
d’Alexandre Hébert ; or celui-ci, qui fut le pilier d’une tendance
« de gauche » au sein de la bureaucratie de FO, est non seulement un
vieil ami de Lambert, mais surtout un participant régulier au Bureau politique
de l’OCI-PCI-CCI pendant des années, où il joua un rôle manifestement important
dans la dérive opportuniste de cette organisation vers le rôle de flanc-garde
de l’appareil syndical et vers l’idéologie démocratiste et nationaliste
petite-bourgeoise. Karim était certes critique à l’égard de l’UAS ; mais
il est clair que ce choix d’un groupe par ailleurs si particulier et si
insignifiant dans la constellation de l’anarchisme, ne peut être dû au
hasard : au-delà de sa réelle volonté de ne pas rester inorganisé, il
s’explique sans doute surtout par le caractère encore inabouti de sa rupture
politique d’avec certaines positions lambertistes ou héberto-lambertistes. Dans
sa lettre de rupture avec l’UAS, qui date de l’automne 2004, il reconnaît
d’ailleurs que « à l’origine, (il) cherchait en l’UAS un PT
démocratique »[5].
Cependant, là encore, Karim poursuivit sa réflexion, qui aboutit de nouveau à
une rupture. Sa justification principale en est la suivante : « En
ce qui me concerne, il m’est difficile d’assumer encore l’étroitesse des
relations que l’UAS entretient, certes avec plus ou moins de bonheur, avec le
CCI du PT. L’adhésion à l’EIT [Entente Internationale des Travailleurs,
regroupement parasyndical créé et dirigé par les lambertistes, NDR], notamment,
me paraît véritablement problématique. »
Formellement, cette
rupture ne fut pas si brutale que celle d’avec le PT : Karim exprimait le
vœu de « pérenniser » les « liens affectifs »
avec certains de ses camarades de l’UAS, et écrivait : « Je reste
abonné à L’Anarcho et continue de considérer l’UAS comme un courant
original du mouvement ouvrier et socialiste. » Il ajoutait même qu’il
avait le projet d’ « écrire l’histoire de l’Union des
Anarcho-Syndicalistes » et se proposait pour être biographe
d’Alexandre Hébert : « Je suis convaincu de l’utilité historique
et politique de tels projets. » Et pourtant, sur le fond, cette lettre
de rupture avec l’UAS marque en réalité une rupture politique totale
d’avec la nébuleuse lambertiste prise au sens large du terme. Tout en exprimant
une fois de plus ses convictions anti-trotskystes et en tendant toujours plus à
des positions gauchistes — s’interrogeant notamment sur la légitimité même du
travail syndical —, Karim va cette fois plus loin qu’une simple focalisation
sur les méthodes, en faisant le lien entre celles-ci et l’orientation politique
du PT. Même s’il croit pouvoir généraliser au « trotskysme », c’est bien
le PT qui est tout particulièrement visé lorsque Karim écrit : « L’accaparement
du pouvoir par un groupe ou une fraction de ses
militants (…) facilitait son évolution vers des positions centristes,
réformistes, bourgeoises, ou, au-delà de ces caractérisations, simplement
étrangères à un projet révolutionnaire. » C’est ce que confirme la
suite de cette lettre : « Le PT, plus encore que d’autres
organisations politiques, est une organisation à la dérive, un parti
opportuniste, qui s’adapte aux circonstances pour le seul bénéfice de sa
survie. Il n’y a plus de projet, plus de doctrine : l’idéologie enrobe la
seule justification qui est que le parti est une fin en soi et que son seul
souci est d’obtenir toujours plus de pouvoir. » Puis Karim poursuit
par une série de critiques qui concernent en fait aussi bien l’UAS que le
PT : « À propos de l’Europe, notamment, je crois que la défense
des acquis (qu’ils soient sociaux ou démocratiques, comme la laïcité) ne doit
pas se confondre avec la défense de la République, même si c’est "en
attendant mieux". Car si celle-ci est bien le cadre dans lequel ils ont
été conquis, elle est aussi celui contre lequel la lutte a été menée. Le PT,
même en considérant ses illusions étatistes, illustre bien la dérive
possible : idéalisation de la 3ème République, collusion avec
le nationalisme, éloge du cadre républicain. À trop lutter contre l’Europe, on
en vient à oublier que l’ennemi principal est le capitalisme, que la République
est elle aussi un adversaire, et qu’il reste à fixer les conditions et les
bénéfices d’un éventuel repli national. Il convient également de proscrire la
défense du jacobinisme et de la nation : le premier fut un mouvement
meurtrier et non moins réactionnaire, tandis que la deuxième, foi
d’anationaliste, représente la pire des revendications et des horizons. Ainsi,
faire de cet enjeu un thème exclusif de lutte, et qui plus est de front unique,
représente un risque de compromission avec des éléments douteux, donc un risque
de dérive. (…) Je crois qu’il faut également prendre conscience que la
doctrine sociale de l’Eglise n’est pas seule en cause dans le cours actuel des
événements. L’association du capital et du travail est simplement, j’oserais
dire, la forme la plus aboutie de la domination étatique et capitaliste. »
Mais Karim avait déjà
fait le choix, « depuis trois ans » (comme il le dit lui-même
dans cette lettre à l’UAS), de se consacrer avant tout au militantisme de
nature théorique et historique. Ce fut le cas dans une certaine mesure dès le
regroupement que Karim fonda et anima à Lyon, avec son ami Richard, ingénieur à
la retraite, autour d’une revue, Spartacus, qui connut quatre numéros,
de fin 2001 à juin 2003 ; cette revue publiait cependant également des
articles plus immédiatement politiques, avec un éditorial et la reprise
d’articles syndicaux ou politiques parus dans la presse, notamment d’extrême
gauche[6].
Mais surtout, ce dont Karim rêvait particulièrement s’exprime dans le projet de
l’association et de la revue Tro-Mé, que Karim définissait, au moment de
refermer l’épisode Spartacus, dans les termes suivants, très
représentatifs de ses exigences et de son idéalisme foncier : « Tro-Mé est une association d’individus curieux,
amoureux de la connaissance, de son partage, et de la liberté de sa diffusion.
Ces ennemis du dogmatisme et de la pensée unique, de tout mensonge et de toute
calomnie, érigent en principe l’honnêteté intellectuelle. Tro-Mé est une
association libertaire, qui marque, par son adhésion à ce mot, son souci du
problème que constitue la reproduction de la domination, qu’elle soit
politique, économique, culturelle, religieuse ou sociale. À l’intérieur de ce
cadre, toutes les tendances politiques et tous les individus peuvent intervenir
à égalité. Tous souhaitent, par l’usage de l’information et de la rhétorique,
réduire la politique à son caractère originel d’expression d’intérêts
divergents. Les adhérents au Tro-Mé s’engagent ainsi dans la création
d’une revue de même nom ; ils témoignent de leur attachement à la rigueur
et à l’absence d’a priori que nécessite la construction d’un discours. Ils
aspirent à la production de sens, en direction d’une infinité de domaines, avec
un attachement particulier aux problèmes politiques et sociaux. Ils souhaitent
comprendre le monde qui les entoure et son histoire, ainsi que s’appuyer sur de
solides analyses pour élaborer des réponses et des possibilités d’engagement
face aux problèmes du capitalisme et des idéologies réactionnaires. »
Tro-Mé ne vit finalement jamais
le jour, mais c’est dans cet esprit que Karim s’engagea dans une collaboration
étroite avec des revues libertaires existantes, telles que La Question
sociale et surtout Ni patrie ni frontières, revue d’une grande tenue
théorique et historique, éditée par Yves Coleman, dont il devint dès lors l’un
des principaux collaborateurs, sous le nom d’Anouchka. Ce militantisme avant
tout théorique eut comme conséquence une tendance au théoricisme, qui éloignait
Karim des questions politiques les plus concrètes de la lutte de classe ;
mais il en avait parfaitement conscience, il le regrettait et il n’excluait pas
du tout de se remettre à militer de manière organisée. D’ailleurs, il adhéra à
l’association Solidarité Irak et continua de fréquenter assidûment les groupes
anarchistes de Lyon, notamment la librairie La Gryffe. De plus, il était
d’autant moins coupé de la réalité que, l’Université lui ayant refusé une
allocation de recherche, il fut contraint d’accepter des petits boulots pour
survivre tout en poursuivant ses recherches (il fut notamment contractuel à La
Poste, puis surveillant dans un lycée privé), ce qui le confronta à
l’exploitation et aux nécessités du combat pratique. C’est ainsi qu’il se
battit avec courage contre La Poste qui, après trois CDD, l’avait licencié pour
avoir demandé le respect du Code du travail, et qu’il traîna devant les
prud’hommes, gagnant finalement le procès.
Mais son passage par le
PT, qu’il appelait avec humour « le parti du mensonge
déconcertant », n’a jamais cessé de hanter Karim. Elle a non seulement
cristallisé son orientation libertaire, mais elle a également été le point de
départ de son projet de recherches historiques. Dès son Cahier noir du CCI,
il manifeste sa volonté, qu’il avait chevillée au corps, de ne pas tourner la
page sans avoir essayé de comprendre, et par là même sans avoir essayé de faire
comprendre à d’autres ce qu’il avait compris. Dans l’introduction, il
écrit : « Sans doute me demandera-t-on la finalité de cette
petite brochure… J’avoue que je n’en ai pas moi-même une idée très précise.
Peut-être est-ce une mise en garde ? Ces pages ont également le but très
personnel de laisser une trace de mon passage, car je ne veux pas que mon
action s’évanouisse, qu’elle n’ait servi à rien, empêtrée comme elle l’a été,
et pendant longtemps, par mon mutisme, un silence qui a trop souvent pris le
pas sur la dénonciation, sur l’expression de la vérité, que j’aurais dû bien
plus tôt faire éclater. Cela, sans doute, est dû à l’âge que j’avais lorsque
j’ai adhéré au Parti, un âge où l’inexpérience fait croire que ceux qui parlent
fort et qui ont vu beaucoup n’expriment rien de moins que la vérité. En ce
sens, c’est certainement une vengeance contre moi même, un somnifère qui me permettra
de dormir tranquille, l’esprit au repos, avec la sensation d’avoir enfin
accompli ce que je me devais de faire… »[7]
À partir de là, la
réflexion de Karim sur la question des méthodes dans le mouvement ouvrier et
sur la question de l’organisation en tant que telle, le conduisit
progressivement à la formation d’un projet largement pionnier : il
s’engagea dans une étude scientifique rigoureuse des « relations de
pouvoir » dans les organisations d’extrême gauche, et tout
particulièrement dans l’OCI-PCI, qu’il prit comme sujet de son DEA[8].
Il revint par la suite avec insistance sur cette organisation dans plusieurs
textes de nature différente, dont le dernier date de quelques jours avant sa
mort volontaire (voir ci-dessous la liste de ces textes publiés ou inédits). La
direction du CCI-PT a d’ailleurs bien compris le danger que représentait pour
elle ce jeune historien brillant, déterminé à faire toute la vérité sur cette
organisation, loin des approximations et autres scoops journalistiques :
prétextant qu’il avait rédigé son Cahier noir du CCI, la direction
lambertiste interdit purement et simplement à Karim le droit d’accéder au
CERMTRI (Centre d’Études et de Recherches sur les Mouvements Trotskyste et
Révolutionnaires internationaux), centre dirigé par les lambertistes et qui
possède la plupart des archives de cette organisation. Elle confirma ainsi une
fois de plus combien Karim, au-delà de certaines formules excessives, était fondé
à la caractériser comme il le faisait[9].
Mais, au fur et à mesure
qu’il avançait dans ses recherches, le projet de Karim prenait une ampleur colossale,
bien au-delà de l’OCI-PCI-PT : poussé en avant par une véritable boulimie de
lectures, une remarquable capacité d’assimilation et de synthèse et une grande
fécondité dont témoignent le nombre et la richesse des textes qu’il a laissés,
Karim décida de faire porter sa recherche sur la question du pouvoir et des
rapports de domination dans les « organisations d’extrême gauche au 20ème
siècle » en général, y compris le courant libertaire, dont il
connaissait les multiples facettes et qu’il n’épargnait pas[10].
« La finalité de notre démarche, écrivait-il, est bien un bilan
du mouvement révolutionnaire et de sa clé, l’organisation »[11].
Il s’agissait donc d’étudier les « cultures » et les « pratiques
politiques » de l’extrême gauche, pour essayer de répondre aux questions suivantes : « Quels
mécanismes sous-tendent le phénomène bureaucratique, est-il possible à une
organisation de se structurer de manière non-coercitive, quelle est la nature
des liens entre théorie et praxis autour de la question du pouvoir et de la
domination ? » Or « l’hypothèse de travail » de
Karim est que « l’anarchisme se montre toujours très empirique dans sa
critique du phénomène bureaucratique, s’interdisant ainsi d’en comprendre
parfaitement les ressorts, et que le trotskisme, par son attachement à la
notion marxiste d’infrastructures déterminantes, s’interdit à son tour d’avoir
une réflexion cohérente et pertinente, donc une réaction efficace, quant au
même phénomène ». De plus, il envisageait l’étude des organisations
d’extrême gauche comme étant « peut-être » un « échantillon
représentatif de toute organisation humaine », formant alors le projet
d’une « théorie générale des organisations »…
Dès lors, il s’agissait
pour Karim de se livrer à une recherche réellement scientifique, qui dépasse
les limites académiques de la discipline historique, au profit d’une approche
interdisciplinaire : « Une telle recherche se place nécessairement
sous le sceau de la pluralité des approches et de l’interdisciplinarité,
constitutive de la socio-histoire, et notamment par des emprunts à la
sociologie de l’organisation, à la psychologie sociale, mais aussi à
l’ethnologie comme à l’anthropologie, susceptibles d’apporter des pistes de
recherches. » De fait, comme le montrent la richesse et la diversité
des références sur lesquelles il s’appuie dans ces textes, Karim se plongea
dans des lectures multiples, se passionnant en particulier pour « l’anthropologie
historique », qu’il définit comme tentative de dégager « la
mise en relation entre la condition biologique de l’homme et la structuration
des ses liens sociaux et économiques. En quelque sorte, l’anthropologie
historique récupère les liens tissés entre les autres disciplines dans des
études tentant de comprendre l’homme dans une "histoire totale". De
cette façon, des théories visant à expliquer des évolutions historiques
deviennent possibles. »
« Interdisciplinarité »,
« théorie générale », « histoire totale »… : on saisit
le caractère titanesque du projet formé par Karim. Tâche enthousiasmante, mais
en vérité démesurée, impossible pour un seul homme, et dont il a peut-être
craint de ne pouvoir venir à bout, car il ressentait fortement la
« solitude du chercheur ». On peut penser en tout cas qu’il aurait
été extrêmement loin dans l’exploration des pistes les plus fécondes, s’il
n’avait été plongé par ailleurs dans la « détresse morale »[12]
où le conduisaient la précarité des petits boulots et d’innombrables difficultés
dans ses rapports avec l’institution universitaire, et surtout s’il avait su
sortir rapidement de l’immense détresse affective où l’avait plongé une récente
rupture amoureuse.
Je me souviendrai de
Karim Landais. Je me souviendrai de ses grandes capacités, de ses hautes
exigences éthiques et de ses qualités humaines exceptionnelles, constatées par
tous ceux qui l’ont connu, et qui se lisent dans tous ses textes. Il avait pris
contact avec le Groupe
CRI non pour des raisons
immédiatement politiques, mais dans le cadre de son travail de DEA, qui l’avait
conduit à connaître notre existence et nos origines. Je l’avais rencontré pour
un entretien le 21 mars 2004. Une relation politique avait été nouée alors,
malgré des désaccords sans doute irréductibles. À notre invitation, il avait
participé à l’une de nos réunions en juin 2004. Il était devenu un lecteur du CRI des travailleurs, qu’il lisait comme tout
le reste, avec exigence et sans concessions, nous faisant part à plusieurs
reprises de son intérêt… et de ses critiques…
Mais laissons la parole à
Karim, en constatant à quel point peuvent lui être appliqués les mots par
lesquels, introduisant le dernier numéro de sa revue Spartacus (juin
2003), au moment de passer à autre chose, et tout en faisant une nouvelle fois
le point sur son propre itinéraire, il rendait lui-même hommage à un vieux
camarade libertaire, Richard, qui avait eu une grande influence sur lui : « Spartacus
numéro 4, écrit Karim, est l’occasion de tirer le bilan de ma courte vie
militante. Si, au terme de ces quelques années d’une incessante agitation, il
m’est enfin possible de dire que j’ai atteint ma maturité politique, ce n’est
pas tant par ma proclamation enfin ouverte de mon attachement serein à la cause
de l’anarchie, mais par mon affirmation désormais constante de la vanité des
dogmes et notamment par ma fidélité revendiquée à ce qu’il me plaît de nommer
l’honnêteté intellectuelle, que je me délecte à incarner en la figure de
Sébastien Faure[13].
Richard était de ces hommes qui, à l’aune d’une vie bien remplie, et me
rappelant en cela l’ami Sébastien, ne craignait pas de remettre en cause ses
convictions les plus profondes avec à l’esprit cette même honnêteté si
particulière qui est l’essence des grands êtres. »[14]
Yves Coleman, son
camarade et ami, a le projet, que nous soutenons résolument en hommage à Karim,
de rassembler tous les textes qu’il a écrits. Il nous en a transmis une
première liste (à l’exception de celle qui se trouve entre crochets, les
précisions décrivant les textes sont de lui), que nous reproduisons et
complétons ici, pour information, selon un classement thématique :
Textes sur le
lambertisme
- Cahier
noir du CCI, août septembre 2001, brochure diffusée à ses
ex-« camarades » du Parti des travailleurs, suivie d’une
correspondance avec certains d’entre eux. Pseudonyme : Richard (147 000 signes).
- Un parti trotskiste. Eléments pour une socio-histoire
des relations de pouvoir : introduction à une étude de l'OCI-PCI,
Université de Bourgogne, mémoire de DEA en histoire, sous la direction de Serge
Wolikow, 2004, 218 pages.
- Deux lettres de Karim au CERMTRI, printemps 2004.
- « Individualité et militantisme au sein de
l’OCI-PCI », intervention dans le cadre de la Journée
d'études du 10 novembre 2004, organisée par l'IHC-UMR CNRS 5605 de l'Université
de Bourgogne (36 000 signes) à paraître en octobre 2005 dans les Cahiers
d'histoire (revue d’histoire critique) n° 97.
- Lettre de rupture avec l’UAS du 1er octobre
2004.
- « Sur
l’histoire du trotskisme », extrait de son travail universitaire, qu’il
devait remanier pour Ni patrie ni frontières (67 000 signes).
- « Le
lambertisme à la croisée des chemins », février 2005, inédit, écrit pour Ni
patrie ni frontières (55 453 signes).
- « Au
parti du mensonge déconcertant » – Pseudonyme : Anouchka – Témoignage
sur son expérience personnelle au Parti des travailleurs, avril 2005 (15 000
signes).
- « Le
Parti des travailleurs et l’Europe », inédit, écrit pour Ni patrie ni
frontières et la réunion internationale du 18 juin 2005 (15 494 signes).
Textes dans Spartacus
n° 4, juin 2003
- « Restructurations
à l’ombre des bons sentiments », lettre ouverte à la revue Contretemps
(8700 signes).
- « Manipulations
et pensée unique : propos sur la fonction du journalisme » (16 900
signes).
- « Dernier
hommage à Richard ».
- « Se
syndiquer s’organiser ».
- « Retour
sur un printemps bien-pensant ».
- « Dépasser
Spartacus ».
Textes sur
l’anarchisme
- Anarchisme,
identité et culture. Essai sur les dérives multiculturelles des
révolutionnaires. Inédit (version de 2004 : 445 000 signes)
- « À
propos du terrorisme : Questions et définitions » Ni patrie ni
frontières n° 11-12, février 2005, pseudonyme : Anouchka (15 000
signes)
- « Introduction »
à des textes marxistes sur le terrorisme, Ni patrie ni frontières n°
11-12, février 2005, pseudonyme : Anouchka (3000 signes)
- « Introduction »
à des textes anarchistes sur le terrorisme, Ni patrie ni frontières
n° 11-12, février 2005, pseudonyme : Anouchka (2500 signes)
- « Prendre
parti. Propos sur l’organisation des révolutionnaires » (avril 2005).
Inédit et incomplet. Pseudonyme : Ievgueni Bakounine (12 000 signes)
- « Pour
se réapproprier et penser l’anarchisme. Éléments d’une théorie de
l’organisation » (102 000 signes) [Une version de ce texte est
disponible sous le titre « Les tendances oligarchiques et
bureaucratiques dans les organisations d’extrême gauche » sur le site
libertaire de Philippe Coutant :
<http://1libertaire.free.fr/Karim01.html>]
Autres textes
- « Cléricalisme
et fascisme à la lumière de l’Affaire Dreyfus », La Raison,
n° 485, novembre 2003.
- « L’offensive de l’Islam politique »,
in Ni patrie ni frontières n° 13, texte lisible sur le site
<www.mondialisme.org/article.php3?id_article=516>
[1] Dans un texte de bilan de cette expérience, en août-septembre 2001, il écrit : « J’étais pour le moins enthousiaste. (…) Ce qui m’a plu dans le Parti des Travailleurs, c’est ce côté "front unique", que semblait prouver l’existence apparente des 4 "courants" du Parti, et le discours très peu idéologique des militants de la section de Vitrolles. C’était ce que je voulais entendre : j’estimais en effet ne pas être assez mûr, ni assez instruit ou expérimenté, pour me réclamer d’une tendance particulière du mouvement ouvrier. » (Le Cahier noir du CCI. Bilan par un jeune militant de 2 ans de militantisme aux côtés des trotskistes. Texte inédit, adressé à Daniel Gluckstein et Pierre Lambert, ainsi qu’à ses ex-camarades de section du PT en septembre 2001, communiqué pour information au Groupe CRI le 29 mars 2004.)
[2] Ibid., p. 3.
[3] Dans son message du 29 mars 2004 au Groupe CRI accompagnant l’envoi de son Cahier noir, Karim précise cependant : « Si je ne renie pas le fonds de ma pensée, celle-ci a quand même bien évolué depuis, et j'ai beaucoup de regrets et de critiques quant à la forme que ma brochure a prise. » Comme le confirment par ailleurs plusieurs lettres de Karim à d’ex-camarades et amis du PT, il regrettait en particulier d’avoir pu blesser individuellement certains militants en décrivant sévèrement leur comportement (ce dont les dirigeants lambertistes s’étaient évidemment saisis pour tenter de discréditer l’ensemble du texte).
[4] Cahier noir…, p. 20. — Cf. aussi la lettre de Karim du 10 décembre 2001 à un ex-camarade du PT, E., justifiant sa démarche : « Ma "méthode" est issue de l’éruption que provoque inévitablement une trop grande intériorisation, alliée dans mon cas à un trop grand espoir déçu. Cela, sans doute, on peut le critiquer. Mais la "mise à mort" [du CCI, selon l’expression de E. — NDR] que j’entreprends est justement la mise à mort du mensonge qu’on m’a fait, de l’illusion dont on m’a bercé pendant un an et demi : je ne veux pas en effet que vos pratiques (puisque tu tiens à tout prix à faire corps avec tes camarades) dégoûtent d’autres que moi, brisent en eux de beaux espoirs ou, pire, les transforment en moutons par un lavage de cerveau bien orchestré… »
[5] Cette citation et les suivantes sont extraites de la lettre de Karim à l’UAS en date du 1er octobre 2004 (copie communiquée au Groupe CRI).
[6] Au moment où ces lignes sont écrites, nous n’avons cependant connaissance que du quatrième et dernier numéro de Spartacus. Précisons d’ailleurs que Karim n’assumait plus la responsabilité des trois premiers : dans un courriel du 8 mars à l’auteur de ces lignes, il écrit : « Si tu veux, je t’enverrai aussi ce fameux n° 4 : je suis trop honteux des trois premiers, même s’ils sont plus personnels et si tout n’y est pas à jeter. » En particulier, comme d’autres organisations anarchistes (Alternative libertaire, une partie de la Fédération anarchiste…), et comme par ailleurs la LCR, Spartacus appela à voter Chirac au second tour de la présidentielle en 2002. Cependant, Karim le regretta immédiatement : dans le courriel déjà cité, il écrit : « D'ailleurs, j'ai amèrement regretté dès le lendemain des élections de m’être ainsi fait galvaniser par l'hystérie ambiante — je crois que c'est un peu dur de réapprendre à réfléchir tout seul, à plus forte raison quand on n’a plus ni aucune amitié ni aucune activité militantes. » De fait, dans le quatrième et dernier numéro de Spartacus, paru un an après le n° 3, en juin 2003, notamment pour rendre hommage à Richard qui venait de mourir, Karim fit une auto-critique publique de cette faute politique. C’est d’ailleurs sur cette question de l’interprétation des résultats du 21 avril 2002 que le groupe Spartacus explosa.
[7] Cahier noir…, p. 3.
[8] Un parti trotskyste. Éléments pour une socio-histoire des relations de pouvoir : introduction à une étude de l’OCI-PCI, mémoire de DEA, sous la direction de Serge Wolikow, Université de Bourgogne, soutenu en juin 2004, 218 p., avec en annexe la transcription d’entretiens avec d’anciens militants de l’OCI/PCI/CCI du PT. — Cf. un compte-rendu sommaire de ce DEA dans Dissidences, bulletin de liaison des études sur les mouvements révolutionnaires, sur le site <http://www.dissidences.net/trotskysme.htm#landais>.
[9] Dans un courriel du 29 octobre 2004 à l’auteur de ces lignes, Karim affirmait en outre que les lambertistes suivaient de près son travail : « Ils ont quand même pris le temps de survoler mon mémoire de DEA et d’en faire de fausses citations transmises à Salamero [membre de l’UAS, président de la Libre pensée et ami du PT, NDR] pour embrouiller nos relations. »
[10] C’est ce que montre son long texte inédit, véritable livre incessamment travaillé mais jamais achevé, intitulé Anarchisme, identité et culture. Essai sur les dérives multiculturelles des révolutionnaires (2004 pour l’essentiel). Merci à Yves Coleman de nous avoir communiqué ce texte de Karim, parmi d’autres que nous n’avions pas.
[11] Cette citation et les suivantes sont extraites d’un remarquable texte inédit, intitulé Pour se réapproprier et penser l’anarchisme. Éléments d’une théorie de l’organisation, p. 4.
[12] Courriel à l’auteur de ces lignes du 29 octobre 2004, déjà cité.
[13] Sébastien Faure est l’une des grandes figures de l’anarchisme français, qui séduisait Karim sans doute parce qu’il était partisan de l’unification des différents groupes anarchistes par delà leurs différences : « La Synthèse Anarchiste de Sébastien Faure, rédigée en 1926, distinguant les 3 grands courants anarchistes que sont l’anarcho-syndicalisme, le communisme libertaire et l’individualisme anarchiste, attribue à la "guerre au couteau" qu’ils se livrent les raisons de la désorganisation chronique du mouvement. Pour lui, la solution se trouve dans la Synthèse, déjà appliquée en Italie, en Ukraine et dans certains groupes en France : ces courants sont distincts, mais non contradictoires, et leur combinaison en une seule organisation doit renforcer le mouvement. » (Karim Landais, Pour se réapproprier et penser l’anarchisme…, déjà cité.)
[14] Spartacus n° 4, juin 2003.