Note de
lecture: un « Lénine » défiguré
Le 21
janvier 1924, Lénine mourait. Avec lui disparaissait ce « projectile
historique d'une force inouïe »
que décrivait Léon Trotsky en 1924, l'homme dont seule la présence a permis que
la révolution d'octobre 1917 ait lieu, celui dont l'action politique obstinée
pour construire le parti bolchevique, puis la troisième Internationale, a changé
radicalement le cours de l'histoire mondiale, celui dont la disparition
elle-même constitua un tournant politique majeur, permettant à la
contre-révolution stalinienne d'engager la lutte au grand jour.
C'est à
cet homme que Jean-Jacques Marie, historien et membre du Courant Communiste
Internationaliste du Parti des Travailleurs dirigé par Pierre Lambert et Daniel
Gluckstein, vient de consacrer un livre ( éditions Balland).
L'idée
de publier un tel ouvrage était on ne peut plus pertinente, surtout s'il
s'agissait, comme le laissait entendre
l'avant-propos de J-J.Marie, de faire ressortir toute l'actualité de sa
pensée politique:
« Lénine
ayant subordonné tous les aspects de son existence au but unique de sa vie (...)
toute biographie de Lénine est d'abord une étude de sa pensée, de son
action ».
Lénine a
mis son existence entière, ses capacités intellectuelles hors du commun, sa
volonté, au service du combat pour en finir avec le mode de production
capitaliste, qui prenait en Russie les traits d'une des autocraties les plus
détestables qui soient, le tsarisme, qu'il avait étudié jusque dans le détail en
s'appuyant sur les théories de Marx (dans son livre Le
développement du capitalisme en Russie). Vite
investi dans les cercles social-démocrates, Lénine déploie une activité qui
l'amène rapidement à la direction en exil de la social-démocratie
révolutionnaire russe (autour du journal l'Iskra).
Il
militera alors pour constituer un réel parti, nettement délimité et centralisé,
ordonné autour de de la diffusion de son journal, comme seul outil possible de
combat pour la Russie tsariste (ce qu'il exposera notamment dans Que
Faire?). Au
sein de ce parti, il mènera un travail d'agitateur tout autant que de théoricien
(contre l'introduction de
l'idéalisme dans le parti dans Matérialisme
et empiriocriticisme) pour
sans cesse élever le niveau général du parti et celui de son organe de
presse.
Participant
de premier plan aux débats de la social-démocratie internationale, de la
Deuxième Internationale, il y luttera avec d'autres pour que celle-ci adopte une
position internationaliste, de défaitisme révolutionnaire, face aux guerres
inter-impérialistes menaçantes, position que seul ou presque son parti
bolchévique tiendra fermement après août 1914, avec ceux qui comme Karl
Liebknecht proclamèrent à la face de leur gouvernement: « l'ennemi
principal est dans notre propre pays ».
C'est lui qui le premier affirmera la nécessité impérieuse de rompre avec la
social démocratie, la deuxième Internationale, passée définitivement dans le
camp de la défense de l'ordre bourgeois.
Lénine
appréciera l'éclatement de la première guerre mondiale, non pas comme un
accident de l'histoire, mais comme l'expression des tendances profondes au
pourrissement de l'ensemble de l'économie capitaliste mondiale, entrée dans son
époque impérialiste (L'impérialisme,
stade suprême du capitalisme). En
conséquence, il sera amené à réviser sa propre analyse de ce que serait la
révolution russe à venir, abandonnant sa conception d'une révolution dirigée par
la classe ouvrière et la paysannerie mais ne touchant pas pour l'essentiel à la
propriété privée des moyens de production, pour rejoindre de
facto la
conception de Trotsky, celle de la « révolution permanente » (en
particulier dans ses Thèses
d'avril).
Préparant
la prise du pouvoir, il sera amené a défendre et éclaircir dans l'Etat et la révolution la
conception marxiste de l'Etat contre ceux qui, tels Kautsky, principal
théoricien de la social-démocratie d'alors, dissolvaient la question de l'Etat
dans celle de la « démocratie » en général (« une
phrase creuse de libéral pour duper les ouvriers » écrira
Lénine). Après la prise du pouvoir, il sera amené à lutter contre les tenants de
la ligne de la démocratie, sociaux-démocrates apeurés et contre-révolutionnaires
avérés, qui reprochent au bolcheviques l'usage de la coercition pour défendre la
révolution menacée La
révolution prolétarienne et le renégat Kautsky. Lors
du premier congrès de l'Internationale Communiste, c'est encore Lénine en
personne qui défend les thèses sur la démocratie
bourgeoise et la dictature prolétarienne.
Cherchant
à constituer une réelle Internationale de partis communistes qui ne soient pas
des clones serviles du parti russe, c'est Lénine qui mènera la lutte contre
Le
gauchisme, maladie infantile du communisme,
l'auto-isolement loin des masses au sein de sectes - petites ou grosses -
« pures » bardées de phrases révolutionnaires, et au sein de syndicats
« rouges », tout comme il cherchera à empêcher l'afflux de
carriéristes et opportunistes dans l'Internationale.
C'est
lui qui, avec Trotsky, développera et défendra devant toute l'Internationale la
politique de front unique des organisations ouvrières, tactique qui avait permis
au parti bolchévique de devenir majoritaire dans les soviets en 1917 et qui
permettra aux différents partis communistes, notamment le parti allemand (cf.
CPS n°12) de
postuler à leur tour à la prise du pouvoir.
Et c'est
dans ces mêmes années où Lénine cherche à faire de l'Internationale Communiste
l'instrument de développement de partis de masse, capables de poser en
permanence la question du pouvoir, qu'il lutte à la tête de la jeune république
des soviets pour sauver la
révolution russe des dangers qui la menacent, les armées blanches, la famine,
les scissions dans le parti, et enfin, dans son dernier combat, l'appareil
d'Etat bureaucratique qui avec Staline s'est trouvé un représentant au sein du
parti bolchévique et commence à manifester sa volonté de profiter pour son
propre compte de la victoire emportée dans la guerre
civile.
Nous ne
faisons ici qu'évoquer les apports politiques les plus notoires de Lénine. Peu
d'ouvrages se prêteraient mieux à leur étude, à l'évaluation de leur actualité,
qu'une biographie de Lénine.
Une
autre puissante motivation existe à une biographie de Lénine. Depuis plus de dix
ans maintenant, Lénine est cloué au pilori. Calomnies, trucages, falsifications
en font le responsable du stalinisme.
La bourgeoisie utilise les crimes de Staline et de ses héritiers pour
expulser en fin de compte le socialisme lui-même du champ des possibles. Tout
est bon pour amalgamer Lénine (et Trotsky) au stalinisme.
Voici un
exemple significatif. Dans la revue l'Histoire,
Stéphane Courtois, coordinateur du livre
noir du communisme,
directeur de recherches au CNRS, s'est livré à plusieurs reprises à une
falsification éhontée du Testament
politique de
Lénine. Mentionnant ce texte dans des articles sur Trotsky (en septembre 2000)
et Staline (en mars 2003), il le présente ainsi:
« Lénine
y passe en revue les militants susceptibles de diriger le Parti, plaçant en tête
Staline »
(l'Histoire n°
246). Point.
Et
Courtois cache (comme Staline) la conclusion du testament,
conclusion qui a valu à ce texte d'être censuré des décennies durant par la
bureaucratie du Kremlin:
« Staline
est trop brutal, et ce défaut, pleinement supportable dans les relations entre
nous, communistes, devient intolérable dans la fonction de secrétaire général.
C’est pourquoi je propose aux camarades de réfléchir au moyen de déplacer
Staline de ce poste »
Comment
mieux illustrer la volonté fanatique de falsification de la part de ces
prétendus « historiens »? Pour rendre Lénine responsable de Staline,
il suffit... de faire disparaître les textes où Lénine combat Staline et la
bureaucratie montante!
Un autre
exemple de falsification. Lénine écrivait en 1919 au sujet de l'intelligentsia
officielle de la Russie:
« Pour
ces messieurs, 10 millions de tués dans la guerre impérialiste, c'est une cause
qui mérite d'être soutenue (dans les faits, malgré des phrases doucereuses
« contre » la guerre), mais la mort de centaines de milliers de
personnes dans une guerre civile juste suscite des oh, des ah, des soupirs, des
crises de nerfs (...) ces intellectuels laquais de la bourgeoisie, qui se
prennent pour le cerveau de la nation, dans les faits ce n'est pas un cerveau,
c'est de la merde » (Lénine,
p.317)
Dans le
Livre
noir du communisme, page
805, Courtois reprenait cette citation... en l'expurgeant de la référence aux
« 10 millions de tués de la guerre impérialiste »! Il en tirait la
conclusion que Lénine avait un « profond
mépris pour les plus éminents (sic!-Ndlr)
de
ses contemporains ».
Accordons
à Courtois et ses pairs, souvent anciens staliniens qui ont gardé de leur
passage au PCF ces méthodes intellectuelles répugnantes, que c'est à bon droit
qu'ils peuvent se sentir visés même par ricochet par le mépris Lénine, eux qui
n'ont et n'auront jamais un mot pour dénoncer les crimes de leur propre
impérialisme, occupés à frétiller dans l'anticommunisme universitaire de
saison. Et souhaitons que
l'expression de ce mépris sera une des mesures de l'élévation future du niveau
de la pensée sociale.
Quid alors
du livre de jean-Jacques Marie? Il
y a à puiser dans ses pages pour trouver des éléments de réponse à la campagne
menée contre Lénine. On y retrouve décrites les circonstances de la guerre
civile, sa brutalité, sa sauvagerie, où les ennemis des bolchéviques comme le
général monarchiste Kornilov déclarent (op
cit., p.8)
:« Même
si nous devons brûler la moitié de la Russie et tuer les trois quarts de sa
population pour la sauver, nous le ferons » et agissent en conséquence.
De même,
certaines phrases très violentes de Lénine utilisées contre lui aujourd'hui sont
replacées dans leur contexte par J-J.Marie. Ainsi rapporte-t-il (p.374) que lors
du X° congrès du Parti Communiste :
«
dans son emportement, il (Lénine) affirme nécessaire « d'installer des
mitrailleuses » pour liquider les coupables de fractionnisme. Kissilec de
l'opposition ouvrière bondit et proteste. Lénine s'excuse aussitôt: « Je
regrette beaucoup d'avoir employé le mot « mitrailleuse » et je fais
la promesse solennelle de ne plus employer à l'avenir de telles expressions
imagées car elles effraient les gens pour rien (...) Personne n'a l'intention de
tirer sur personne », ce qui [commente
J-J.Marie]
n'empêche pas nombre d'historiens d'affirmer que Lénine voulait vraiment
fusiller Kissilev et Chliapnikov».
Mais les
rares fois où Marie démonte explicitement telle ou telle falsification contre
Lénine jouent le rôle de gouttes de miel dans un baril de
goudron.
Ce
Lénine
présente des caractéristiques stupéfiantes pour un livre d'histoire. Voilà un
ouvrage dans lequel on ne trouve nulle bibliographie, nulle chronologie, sans
parler de notices biographiques des principaux personnages mentionnés. Même sa
taille est ridicule: moins de 500 pages, deux fois moins que le Staline
du même
J-J. Marie.
Ce n'est
pas tout. Pour seule référence des textes de Lénine, qu'il cite Jean-Jacques
Marie donne des références quasiment invérifiables pour le commun des mortels, à
savoir la 5ème édition des Oeuvres
Complètes – sans
presque jamais donner la date du texte cité, ni le titre de la brochure où de
l'article d'où il est extrait. Malheur à qui chercherait le texte original!
Ainsi
Jean-Jacques Marie aborde dans des termes particulièrement confus la question de
la conception de la révolution russe à venir qu'avait Lénine en 1905.
Trotsky,
dans son Staline,
estimait pour sa part:
« Un
exposé critique de la conception révolutionnaire du bolchevisme devrait, de par
la nature même des choses, avoir sa place dans une biographie de
Lénine. ».
Et il
rappelait qu'il existait trois conceptions de la révolution russe à venir: celle
des mencheviques, prônant un soutien critique à la bourgeoisie libérale, celle
des bolchéviques, une « dictature démocratique du prolétariat et de la
paysannerie » dirigeant le
pays sans pour autant toucher à la propriété capitaliste, et celle de Trotsky,
la « révolution permanente », qui se vérifiera en 1917 puisque c'est
celle-ci qui affirmait dès 1905 qu'il serait impossible en Russie d'aller de
l'avant sans aller vers l'expropriation du capital, et qu'il n'y avait pas de
place pour une étape capitaliste, intermédiaire entre le tsarisme semi féodal et
l'engagement dans la voie du socialisme.
Cette
question est de première importance pour qui chercher à montrer que le
stalinisme n'est pas la continuité de Lénine, alors que précisément c'est la
lutte contre la « révolution permanente » qui servira de base
théorique si l'on peut dire au stalinisme, jusqu'à l'invention par Staline du
« socialisme en un seul pays » - et que c'est en notamment en
empruntant aux vives polémiques entre Lénine et Trotsky sur la question de la
théorie de la révolution permanente que Staline et ses complices chercheront à
se présenter frauduleusement comme les héritiers politiques de Lénine contre
Trotsky. Joffé, dirigeant bolchevique, oppositionnel au stalinisme, jugera
essentiel, au moment même de mettre fin à ses jours, d'écrire à
Trotsky:
« Vous
avez toujours eu raison en politique, depuis 1905, et je vous ai répété
plus d'une fois ce que j'avais entendu de mes propres oreilles: Lénine
reconnaissait que même en 1905 ce n'était pas lui qui avait raison,
que c'était vous. Au moment de mourir, on ne ment pas, et je vous redis
une fois de plus la même chose... »
De tout
ceci on ne parlera pas dans ce Lénine. Alors
que Lénine a écrit longuement et publiquement sur sa conception de la révolution
russe, Marie décide de citer deux textes « inachevés », ne
mentionne pas la brochure Deux
tactiques de la social-démocratie dans la révolution ... de
Lénine et noie tous les problèmes en sortant (p.100) un article de Lénine dans
lequel celui-ci emploie l'expression « révolution
ininterrompue »
(sans même daigner donner le titre de cet article ne serait-ce qu'en note, à
savoir « l'attitude
de la social-démocratie à l'égard du mouvement paysan »).
On ne
peut être naïf. Jean-Jacques Marie, tout comme ses camarades de la direction du
PT qui assurent une large promotion en interne à ce livre, ne sont pas des
débutants, ni – en tout cas pour Jean-Jacques Marie – des ignorants. Difficile
de ne pas croire que c'est délibérément qu'ils passent la politique de Lénine à
la moulinette et au jeu de piste des citations invérifiables.
Ainsi
comment expliquer que la politique du front unique des organisations ouvrières,
appliquée d'abord par le parti bolchévique en 1917 pour gagner la majorité,
généralisée à toute l'Internationale Communiste sur la base de l'expérience du
parti allemand (cf. à ce sujet l'article paru dans CPS n°12)
au terme d'une lutte que Lénine mena au premier rang, soit évacuée en trois
petites lignes de la page 385, avec des guillemets? Simplement par l'hostilité
de la direction Gluckstein/Lambert du PT à cette politique, hostilité d'autant
plus vive que le PT est issu de la destruction du Parti Communiste
Internationaliste qui, lui, fut construit en appliquant la politique définie par
Lénine et Trotsky pour l'Internationale au début des années 1920.
Ce n'est
pas le manque de place mais un choix: J-J.Marie s'attarde, à plusieurs reprises
(pp. 81, 87, 383 et 393) sur l'attitude de Lénine envers les sectes
religieuses, la
religion.
Il est
néanmoins un point politique que jean-Jacques Marie prend la peine de développer
dans son livre: la conception qu'avait Lénine de L'impérialisme,
stade suprême du capitalisme. Il
n'eût pas été difficile en la matière de reprendre le texte: Lénine avait concentré les conclusions de sa
brochure en cinq points :
« Sans
oublier ce qu'il y a de conventionnel et de relatif dans toutes les définitions
en général, qui ne peuvent jamais embrasser les liens multiples d'un phénomène
dans l'intégralité de son développement, devons-nous donner de l'impérialisme
une définition englobant les cinq caractères fondamentaux suivants :
1)
concentration de la production et du capital parvenue à un degré de
développement si élevé qu'elle a créé les monopoles, dont le rôle est décisif
dans la vie économique; 2) fusion du capital bancaire et du capital industriel,
et création, sur la base de ce "capital financier", d'une oligarchie financière;
3) l'exportation des capitaux, à la différence de l'exportation des
marchandises, prend une importance toute particulière; 4) formation d'unions
internationales monopolistes de capitalistes se partageant le monde, et 5) fin
du partage territorial du globe entre les plus grandes puissances capitalistes.
L'impérialisme est le capitalisme arrivé à un stade de développement où s'est
affirmée la domination des monopoles et du capital financiers, où l'exportation
des capitaux a acquis une importance de premier plan, où le partage du monde a
commencé entre les trusts internationaux et où s'est achevé le partage de tout
le territoire du globe entre les plus grands pays
capitalistes. »
Lénine
précisait encore, plus loin:
« « "L'impérialisme
est l'époque du capital financier et des monopoles qui portent en tous lieux des
tendances à la domination et non à la liberté. Réaction sur tout la ligne quel
que soit le régime politique aggravation extrême des antagonismes en présence
dans ce domaine également; tel est le résultat de ces tendances. De même se
renforcent particulièrement l'oppression nationale et la tendance aux annexions,
c'est-à-dire à la violation de l'indépendance nationale (car l'annexion n'est
rien d'autre qu'une violation du droit des nations à disposer
d'elles-mêmes). »
Au lieu
de citer ceci, J-J.Marie prend une place équivalente pour faire passer en
contrebande une contrefaçon, la conception que le PT a de L'impérialisme,
émaillant à peine son propos de fragments de citations.
Résultat
(p.161), on lit que l'impérialisme serait
« marqué
par la domination du capital financier sur le capital industriel » (...)
« l'incapacité à développer les forces productives à l'échelle de la
planète ».
J-J.Marie
poursuit en faisant l'exégèse du mot « putrefaction » qu'emploie
effectivement Lénine.
«
Par « putrefaction » il suggère le développement du pillage et de la
spéculation, la destruction des forces productives dans la lutte féroce entre
capitalisme nationaux pour la conquête des marchés, le développement de capital
fictif, ne correspondant à aucune production de marchandise. Enfin la domination
destructrice du capital financier sur le capital industriel exigera le
rétrécissement puis la liquidation de la démocratie parlementaire au profit de
formes autoritaires de gouvernement. »
Dans sa
conclusion - c'est dire l'importance qu'il lui accorde - Marie réduit
l'actualité de Lénine à l'Impérialisme... du
moins à cette conception frelatée qu'il enrichit encore, si l'on ose dire, en
affirmant que le capitalisme accuse les traits suivants que Lénine ... aurait
« décrits »:
« subordination
totale du capital industriel au capital bancaire; destruction des forces
productives par une desindustrialisation accélérée; développement fantastique
d'une spéculation financière ne correspondant à aucune production de
marchandises et du capital fictif sous des formes mafieuses; dépérissement de
toutes les institutions démocratiques au profit d'organismes dictatoriaux (du
Fonds Monétaire international aux commissaires européens) »
et
encore:
« mise
en cause de l'existence des Etats-nations et retour aux nations féodales;
pillage destructeur du monde entier par l'impérialisme
américain »
Tout
ceci, selon J-J.Marie, Lénine le « suggère ». A ce
compte-là, ce n'est pas de la suggestion, mais de l'hypnotisme, et les médiums
sont au 87 rue du faubourg saint Denis, siège du PT, à commencer par le premier
d'entre eux, Daniel Gluckstein, auteur d'un livre titré Mondialisation
et lutte des classes que
Marie paraphrase au lieu de Lénine. Ce qui aboutit à une sorte de jeu des sept
erreurs entre l'original et la mauvaise copie:
Lénine
affirme que l'impérialisme, c'est la réaction sur toute la ligne,
« quel
que soit le régime politique ».
La direction du PT affirme le contraire: l'impérialisme est contradictoire à la
« démocratie
parlementaire »
et aux « institutions
démocratiques »
au profit « d'organismes
dictatoriaux » (les
dirigeants du PT sont fort évasifs sur la nature des « institutions
démocratiques » qui seraient remplacées par la dictature des commissaires
européens et du FMI: s'agit-il de la Cinquième République? De la monarchie
espagnole installée par Franco? Mystère!)
Lénine
précise que les monopoles sont issus de la « fusion du capital industriel
avec le capital bancaire ». Le PT considère qu'il n'y a pas « fusion », mais
domination de l'un (industriel) par l'autre (bancaire).
Lénine
souligne le renforcement de l'oppression nationale et le rôle que joue le
partage du monde entre les grandes puissances capitalistes; le PT lui défend les
« Etats-nations » et ne vise nommément qu'un seul impérialisme:
l'impérialisme américain.
D'autres
remarques ne peuvent être développées ici (ainsi, jamais Lénine n'emploie
l'expression de « forces productives » dans L'impérialisme). Mais
ce que dit la direction du PT, c'est qu'il faut défendre la « démocratie
parlementaire », le « bon » capitalisme industriel contre le
capital bancaire, et l'Etat-nation français contre l'impérialisme américain et
ses relais que seraient les commissaires européens. Voilà pourquoi elle a besoin
de passer sous silence ou de falsifier les positions de Lénine.
Celui-ci
soulignait en conclusion de sa brochure sur l'impérialisme que face à ce
phénomène, deux positions étaient possibles: soit pousser les tendances de
l'impérialisme au bout, vers le socialisme, soit au contraire adopter une
position réactionnaire essayant de préserver l'ancien capitalisme face aux
monopoles et l'oligarchie financière. Est-il besoin de dire pourquoi la
direction du PT préfère ne pas mentionner cette conclusion?
Il est
tout simplement scandaleux de vouloir faire de Lénine un émule de la
« ligne de la démocratie » qui est celle de la direction du Parti des
Travailleurs depuis 1984, année lors de laquelle ce qui était alors la direction
du PCI découvrit qu'il y fallait promouvoir la « démocratie » contre
le bonapartisme, démocratie comprise comme « une
forme politique de domination de classe de la bourgeoisie » (cf.
rapport préparatoire au 28° congrès du PCI de 1984), donc la démocratie
parlementaire.
On sait
ce que Lénine pensait des partisans de la « démocratie » en
général:
« Il
est naturel qu'un libéral parle de « démocratie » en général. Un marxiste ne
manquera jamais de demander : ...Pour quelle classe ? »
« La
« démocratie pure » n'est qu'une phrase mensongère de libéral qui cherche à
duper les ouvriers. »
(La
révolution prolétarienne et le renégat Kautsky,
chapitre 2).
Cela ne
semble pas empêcher Jean-Jacques Marie, nous l'avons vu, d'affirmer (victime
d'une « suggestion » de ses camarades dirigeants du PT) que Lénine
constaterait que l'impérialisme entraîne la disparition de la « démocratie
parlementaire » et des « institutions
démocratiques ».
Or, non
seulement Lénine n'a pas constaté, ni écrit, que l'impérialisme entraînait la
disparition de la « démocratie parlementaire ». Mais de plus il en
avait une appréciation nette, celle de Marx, du parlementarisme
bourgeois:
« Décider périodiquement, pour
un certain nombre d'années, quel membre de la classe dirigeante foulera aux
pieds, écrasera le peuple au Parlement, telle est l'essence véritable du
parlementarisme bourgeois, non seulement dans les monarchies constitutionnelles
parlementaires, mais encore dans les républiques les plus
démocratiques. »
(L'Etat
et la révolution,
chapitre III, section 3)
Lors du
1er congrès de l'Internationale Communiste,c'est Lénine en personne qui
présentait des Thèses
sur la dictature prolétarienne et la démocratie bourgeoise dans
lesquelles
est
établi ce qui suit:
« L'histoire du XIX°
siècle et du XX° siècle nous a montré, même avant la guerre, ce qu'était la
fameuse démocratie pure sous le régime capitaliste. Les marxistes ont toujours
répété que plus la démocratie était développée, plus elle était pure, plus aussi
devait être vive, acharnée et impitoyable la lutte des classes, et plus
apparaissait purement le joug du capital et la dictature de la bourgeoisie.
L'affaire Dreyfus de la France républicaine, les violences sanglantes des
détachements soudoyés et armés par les capitalistes contre les grévistes dans la
république libre et démocratique d'Amérique, ces faits et des milliers d'autres
semblables découvrent cette vérité qu'essaye en vain de cacher la bourgeoisie,
que c'est précisément dans les républiques les plus démocratiques que règnent en
réalité la terreur et la dictature de la bourgeoisie, terreur et dictature qui
apparaissent ouvertement chaque fois qu'il semble aux exploiteurs que le pouvoir
du capital commence à être ébranlé.
La
guerre impérialiste de 1914-1918 a définitivement manifesté, même aux yeux des
ouvriers non éclairés, ce vrai caractère de la démocratie bourgeoise, même dans
les républiques les plus libres – comme caractère de dictature
bourgeoise. »
Le
Lénine de
Marie mentionne certes l'existence de ces thèses (p.305, sur dix lignes) mais
expurgées des notions ci dessous
(parlementarisme, démocratie « pure » etc.) – pas plus qu'il ne
mentionne l'existence de l'ouvrage La
révolution prolétarienne et le renégat Kautsky.
On
imagine le mépris railleur avec lequel Lénine aurait accueilli l'introduction de
pleurs sur les « institutions
démocratiques »
et la « démocratie
parlementaire »
dans un ouvrage lui étant consacré.
Pourquoi
s'arrêter en si mauvais chemin? a dû se dire Jean-Jacques Marie. Le PT a comme
slogan aujourd'hui la défense de la « République une et indivisible »
contre l'Union Européenne et les Régions? Et bien, qu'à cela ne tienne, Lénine
aussi! Et Jean-Jacques Marie
d'écrire dans un passage (p.73) consacré au Que
Faire? de
Lénine, ceci:
« Aussi
[Lénine] définit-il le social-démocrate comme un « jacobin, lié
indissolublement à l'organisation du prolétariat devenu conscient de ses
intérêts de classe ». Le jacobin, c'est le révolutionnaire (bourgeois)
organisé, intransigeant, qui va jusqu'au bout: jusqu'à la condamnation à mort du
roi et de la reine, jusqu'à la proclamation de la République une et indivisible
et du maximum sur les prix contre les accapareurs et les spéculateurs afin de
nourri les sans-culottes, jusqu'à la création du Comité de salut public pour
combattre les royalistes, les fédéralistes, les Anglais, les Prussiens, les
Autrichiens et jusqu'à la terreur.
C'est
cet héritage que Lénine revendique. »
Quel
tableau grossier de la révolution française est offert ici! Mais restons-en à
Lénine. « Omission » regrettable de l'auteur : la citation de Lénine
sur les « jacobins » ne figure pas dans Que
Faire?. Drôle
de manière de revendiquer un héritage, il est vrai, que de ne pas mentionner une seule fois le terme de
« jacobin » dans un ouvrage si important!
Cette
citation est issue d'une brochure intitulée Un
pas en avant, deux pas en arrière, qui
rend compte de la scission de 1903 entre bolchéviques et menchéviques. Mais
encore, elle vient d'un passage du chapitre « l'opportunisme en matière
d'organisation » dans lequel Lénine rappelle:
« La division de l'actuelle
social-démocratie en aile révolutionnaire et aile opportuniste a depuis
longtemps déjà, et pas seulement en Russie, donné lieu à des « analogies
historiques empruntées à l'époque de la Grande Révolution française ». Axelrod
n'ignore pas, vraisemblablement, que les Girondins de l'actuelle
social-démocratie recourent toujours et partout aux termes de « jacobinisme
», « blanquisme », etc., pour caractériser leurs
adversaires. »
Avant de
poursuivre:
« Les
« paroles terribles » : jacobinisme, etc., n'expriment absolument rien, si
ce n'est de l'opportunisme. Le Jacobin lié indissolublement à l'organisation du
prolétariat, conscient de ses intérêts de classe, c'est justement le
social-démocrate révolutionnaire. Le Girondin qui soupire après les professeurs
et les collégiens, qui redoute la dictature du prolétariat, qui rêve à la valeur
absolue des revendications démocratiques, c'est justement
l'opportuniste. »
Ce
« girondin » là que fustige Lénine doit être un ancêtre des
lambertistes d'aujourd'hui. Quant à la « République une et
indivisible », mieux vaut se reporter au livre de Lénine l'Etat
et la révolution pour
voir ce que Lénine met sous ce
vocable, une fois entendu qu'il s'agit de lutter contre les monarchies et le
féodalisme. Dans le chapitre IV,
section 4, on trouve ce passage dont chaque mot doit être un véritable
poison pour la direction du PT qui a fait du centralisme étatique une vertu
absolue sous couvert du combat - nécessaire - à mener en France aujourd'hui contre
la régionalisation, et qui semble oublier que la « République » dans
laquelle nous vivons est la Cinquième République, régime de type bonapartiste
issu du coup d'état du général de Gaulle en 1958.
"Le
centralisme, pour Engels, n'exclut pas du tout une large autonomie
administrative locale qui, à condition que les "communes" et les régions
défendent de leur plein gré l'unité de l'Etat, supprime incontestablement tout
bureaucratisme et tout "commandement" par en haut.
Ainsi
donc, République unitaire, écrit Engels en développant les vues sur l'Etat qui
doivent être à la base d'un programme marxiste. Mais pas dans le sens de la
République française d'aujourd'hui, qui n'est pas autre chose que l'Empire sans
empereur fondé en 1798. De 1792 à 1798, chaque département français, chaque
commune (Gemeinde ) eut sa complète autonomie administrative, sur le modèle
américain, et c'est ce qu'il nous faut avoir de même.
Comment
organiser cette autonomie et comment on peut se passer de la bureaucratie, c'est
ce que nous ont montré l'Amérique et la première République française; et c'est
ce que nous montrent encore aujourd'hui l'Australie, le Canada et les autres
colonies anglaises. (...) Aussi Engels propose-t-il de formuler comme suit
l'article du programme relatif à l'autonomie : "Administration autonome complète
dans la province, le district et la commune par des fonctionnaires élus au
suffrage universel. Suppression de toutes les autorités locales et provinciales
nommées par l'Etat."
Un tel
livre est d'une certaine manière un témoignage accablant de la dégénérescence
politique de la direction du PT qui sans cesse ignore ou défigure les
enseignements de Lénine, à tel point qu'on finit par se ne plus pouvoir faire la
part entre les trucages délibérés et la simple ignorance.
Ainsi,
voici la manière dont est traité l'ouvrage L'Etat
et la Révolution.
Jean-Jacques Marie semble confondre ce qui est un ouvrage théorique sur la
question de l'Etat avec un programme d'action (au point d'écrire que pour
Lénine: « L'Etat et la révolution n'a
de sens que si la révolution l'emporte en Europe »
(p.200), ce qui ne veut tout simplement rien dire concernant un ouvrage de ce
type, un ouvrage théorique. Mais la confusion est
volontaire.
Il s'agit d'aboutir à ceci
(p.199):
« Lénine n'évoque alors aucun
changement ni dans les rapports de propriété (l'abrogation de la propriété
privée) ni dans les rapports de production. Mais le recensement, le
contrôle et la répartition exercés après octobre 1917 par les Soviets ou les
comités d'usine mettront en cause les privilèges des possédants, à savoir la
libre disposition des marchandises qu'ils produisent (...) les propositions de
Lénine le privant de ses prérogatives le pousseront à tenter de les récupérer en
entravant et sabotant une production dont la libre disposition lui échappe. Ce
sera un facteur de guerre civile. »
On se
demande si Jean-Jacques Marie a jamais lu. L'Etat
et la révolution n'est
pas un manifeste, et n'a pas pour but premier de proposer des mesures
immédiates. Cela n'empêche pas Lénine d'y écrire (chapitre V, section 4):
« Jusqu'à
l'avènement de la phase «supérieure» du communisme , les socialistes réclament
de la société et de l'Etat qu'ils exercent le contrôle le plus
rigoureux sur la mesure de travail et la mesure de consommation; mais ce
contrôle doit commencer par l'expropriation des capitalistes, par le
contrôle des ouvriers sur les capitalistes, et il doit être exercé non par
l'Etat des fonctionnaires mais par l'Etat des ouvriers armés. »
Et la
direction du PT ose affirmer que ce n'est pas là « envisager
de changement dans les rapports de propriété »! Et
s'il est question des mesures immédiates prônées par Lénine en 1917, il
suffisait de se reporter aux deux programmes d'actions qu'il a rédigés juste
après l'Etat et
la révolution, à
savoir Les tâches du prolétariat dans
notre révolution et La catastrophe imminente et les
moyens de la conjurer. La
conclusion de ces programmes, qui proposent maintes mesures répondant aux
besoins des masses et pour cela mettant en cause la propriété privée des moyens
de production, peut être laissée à Lénine: « on
ne saurait aller de l'avant si l'on craint d'aller au
socialisme ».
Cette
phrase figure en tête de notre bulletin. Non seulement parce qu'elle est
toujours totalement d'actualité, mais encore parce que c'est en défense de cette
orientation que Stéphane Just a été exclu en 1984 et a constitué un groupe
autour du bulletin Combattre
pour le Socialisme, contre
l'abandon de cette ligne fondamentale, celle de Marx et Engels, de Lénine, de
Trotsky, par la direction d'alors du PCI (aujourd'hui du PT), cette dernière ne
reculant devant aucun trucage pour essayer de présenter son orientation comme
étant fidèle au marxisme.
C'est
hélas dans cette tradition politique que J-J.Marie a placé son Lénine
et c'est
ce qui explique le caractère fondamental de cet ouvrage: la doctrine de Lénine y
est, consciemment, défigurée, parce que l'exposer dans sa vérité c'est
caractériser la politique du PT comme étrangère au communisme. Combien
révélatrice à cet égard est l'affirmation faite selon laquelle Lénine ne propose
pas en 1917 de mesures relevant de l'expropriation du capital: ceci est la
politique, non de Lénine, mais du PT qui a depuis longtemps renoncé au combat
pour le socialisme autrement qu'en paroles les dimanches et les jours de fêtes,
ce à quoi lui servira maintenant ce Lénine
frelaté.
Certes,
la stature de Lénine, la discipline qu'il s'est imposé, le combat opiniâtre
qu'il a mené, sa personnalité, sont d'une telle envergure que même dans le livre
de jean-Jacques Marie elles transparaissent. Mais pour les militants
d'aujourd'hui et de demain, qui ont et auront besoin des armes politiques
forgées par Lénine et qui se tourneront vers lui par dessus la campagne acharnée
pour en faire l'incarnation du mal absolu, un tel ouvrage est du poison, une
sorte de nouvelle et tardive illustration de ce que Lénine lui-même écrivait en
préface de l'Etat
et la révolution
:
« Il
arrive aujourd'hui à la doctrine de Marx ce qui est arrivé plus d'une fois dans
l'histoire aux doctrines des penseurs révolutionnaires et des chefs des classes
opprimées en lutte pour leur affranchissement. Du vivant des grands
révolutionnaires, les classes d'oppresseurs les récompensent par d'incessantes
persécutions; elles accueillent leur doctrine par la fureur la plus sauvage, par
la haine la plus farouche, par les campagnes les plus forcenées de mensonges et
de calomnies.
Après
leur mort, on essaie d'en faire des icônes inoffensives, de les canoniser pour
ainsi dire, d'entourer leur nom d'une certaine auréole afin de "consoler" les
classes opprimées et de les mystifier; ce faisant, on vide leur doctrine
révolutionnaire de son contenu , on l'avilit et on en émousse le tranchant
révolutionnaire. C'est sur cette façon d'"accommoder" le marxisme que se
rejoignent aujourd'hui la bourgeoisie et les opportunistes du mouvement ouvrier.
On oublie, on refoule, on altère le coté révolutionnaire de la doctrine, son âme
révolutionnaire. On met au premier plan, on exalte ce qui est ou paraît être
acceptable pour la bourgeoisie. Tous les social-chauvins sont aujourd'hui
"Marxistes" - ne riez pas ! Et les savants bourgeois allemands, hier encore
spécialisés dans l'extermination du marxisme, parlent de plus en plus souvent
d'un Marx "national-allemand", qui aurait éduqué ces associations ouvrières si
admirablement organisées pour la conduite d'une guerre de rapine
!
Devant
cette situation, devant cette diffusion inouïe des déformations du marxisme,
notre tâche est tout d'abord de rétablir la doctrine de Marx sur
l'Etat. »
Cette
tâche qui valait pour la doctrine de Marx vaut pour celle de Lénine.