Article paru dans Combattre pour le
Socialisme nouvelle série n°22, du 30 septembre 2005
Note de
lecture : « Marx, l’esprit du monde » de Jacques
Attali
« Une biographie de
référence » ?
« J’essaie d’écrire la biographie de
référence, aussi objective et complète que possible. En prenant le lecteur au
sérieux. ». Cette profession de foi martelée par Jacques Attali dans
différentes interviews (celle-là vient du site evene.fr) prend des airs cocasses
à la lecture d’un ouvrage truffé à chaque page ou presque d’erreurs factuelles
plus ou moins énormes. Dans la Quinzaine
littéraire du 16 juillet, Jean-Jacques Marie en relève par pleines poignées,
et ce sur la seule révolution russe, qui ne constitue pourtant pas le cœur de
cette « biographie ». Même le célèbre Palais d’hiver pris par les
bolcheviques en 1917 devient « Palais d’été ».
Et pourtant : appuyé sur une
campagne de publicité savante (la communication est son métier), avec les
lauriers tressés par le petit monde qui monopolise les canaux médiatiques, «Marx ou l’esprit du monde » bat des
records de vente. Manière de vérifier sans doute cette phrase de Marx – issue de
l’Idéologie
allemande – célèbre mais qu’Attali a préféré ne pas faire figurer dans son
opus :
« Les pensées de la classe
dominante sont aussi les pensées dominantes de chaque époque, autrement dit la
classe qui est la puissance matérielle dominante de la société est aussi la
puissance dominante spirituelle. La classe qui dispose des moyens de la
production matérielle dispose du même coup des moyens de la production
intellectuelle, si bien que, l'un dans l'autre, les pensées de ceux à qui sont
refusés les moyens de production intellectuelle sont soumises du même coup à
cette classe dominante. »
Voici donc un best-seller sur
Marx. Attali tire profit du vide apparent en matière de biographie de Marx
(celles existantes étant souvent introuvables). Dans quel but ? Le même
que celui qu’il poursuivit à la tête de la Berd,
banque créée après 1989 par les puissances impérialistes pour aiguillonner la
restauration du capitalisme à l’est de l’Europe. Les classes dominantes n’ont eu de cesse,
depuis dix ans et plus, de prétendre enterrer la perspective du socialisme, de
l’expropriation du capital, dans le cercueil de l’URSS, avec le concours plus
qu’actif des partis sociaux démocrates et de ceux issus du stalinisme, et de
couvrir cette tombe de crachats et d’ordures, non sans succès. Le livre d’Attali
prend sa place dans cette offensive. Après les fruits, ce sont maintenant les
racines du socialisme scientifique, qu’il faudrait arracher, en transformant
Marx en un penseur, oh sans doute brillant et admirable, mais, somme toute,
inoffensif. Une sorte de père spirituel de la social-démocratie d’aujourd’hui.
Du coup, il est utile de
souligner précisément ce que, chez Marx, Attali et ses laudateurs médiatiques
s’escriment à faire disparaître, en n’hésitant pas à falsifier grossièrement
l’œuvre de Marx, comme le firent de leur côté les staliniens des décennies
durant. Marx en effet est falsifié par Attali, mais aussi Lénine, qui est
naturellement si l’on peut dire une cible de ce livre, jusqu’à lui prêter
(p.451) la volonté d’instaurer « la
dictature d’un parti sur la classe ouvrière et sur la société toute
entière » dans Que
Faire ?, citation brève, accusatrice… et
totalement inventée !
… les références d’un
biographe
Cette citation inventée n’est pas
la seule, on le constatera. Attali est fidèle à lui-même : c’est en effet
quand « l’honnêteté » de sa gestion fut mise en lumière qu’il
démissionna précipitamment de la Berd en 1993, dont il
fut nommé directeur sur proposition de Mitterrand. Attali est aussi étranger à
Marx que Mitterrand, dont il fut un proche conseiller, l’était au socialisme. Il
passe en France pour un intellectuel, pour un des « esprits » d’un
monde d’où, pour paraphraser Marx, l’esprit est exclu. Il est d’abord un homme
d’affaires, dirige plusieurs sociétés et monnaie ses conseils jusqu’aux plus
sanglants des dictateurs, tel l’ami congolais de Chirac Denis Sassou N’Guesso. Tout ceci ne le
retient pas, toute honte bue, d’appeler Marx « Karl » au fil des pages.
La familiarité a cependant ses
limites. Attali accuse : si Marx avait « une relation éminemment
complexe avec l’argent », « faite de fascination et de haine, qui
bientôt le rendra malade » c’est à cause de sa relation avec son père
(pp.36-37). La notion d’aliénation, elle, viendrait « d’un trait de caractère qui
l’accompagnera toute sa vie, et influencera profondément son œuvre.
L’impossibilité de considérer un manuscrit comme terminé, de se laisser arracher
une œuvre. Il en déduira que tout travail est aliénant. » (p.42).
Reste à savoir ce qu’il en est
des pères de tous ceux qui, sous le coup des premiers mouvements ouvriers
(tisserands silésiens, canuts lyonnais), se sont tournés vers le socialisme… Ces
échantillons de psychologie de bazar donnent la mesure de l’envergure
intellectuelle de Jacques Attali. Ce dernier fait même savoir qu’il trouve
« étrange » l’édification
dans la Russie de l’immédiat après octobre 1917 de monuments à Marx et Engels,
« allemands - c'est-à-dire deux
ennemis – inconnus du peuple russe ». L’internationalisme lui est aussi
obscur que la psychanalyse.
Mais ce qui compte, ce sont les
positions politiques dont Attali voudrait frauduleusement attifer Marx, et qui
sont en réalité les siennes et ceux des supporteurs enthousiastes de son
ouvrage, le petit peuple de ceux qui se prélassent sous les ors de la cinquième
république ou vivotent dans les contre allées du pouvoir.
Car dégager ce que ces gens-là
cherchent à effacer, c’est mettre en évidence ce qui, chez Marx, est encore
aujourd’hui considéré par la bourgeoisie elle-même comme des armes menaçantes
pour sa domination de classe.
Où l’on nous dit que Marx
serait « un absolu chantre du capitalisme, de la bourgeoisie,
du libéralisme, de la mondialisation, du
libre-échange... »
Ces phrases, Attali les prononce
dans l’interview déjà mentionnée. Dans son livre, il affirme (p.142)
« Il (Marx)
écrit
ainsi (dans le Manifeste) les plus belles pages jamais publiées à la gloire de
la bourgeoisie ». A la gloire de
la bourgeoisie ? Il faut le dire vite. Incontestablement, Marx admire
la manière révolutionnaire dont le capitalisme a transformé la planète. Dans sa
conclusion, Attali affirmera que Marx avait « prévu la mondialisation
d’aujourd’hui ». En réalité, il ne l’a pas prévue :
l’internationalisation du capital, il y a assisté ! Lui et Engels la
décrivent avec ces mots dans le Manifeste
communiste :
« Par l'exploitation du
marché mondial, la bourgeoisie donne un caractère cosmopolite à la production et
à la consommation de tous les pays. Au grand désespoir des réactionnaires, elle
a enlevé à l'industrie sa base nationale. Les vieilles industries nationales ont
été détruites et le sont encore chaque jour. Elles sont supplantées par de
nouvelles industries, dont l'adoption devient une question de vie ou de mort
pour toutes les nations civilisées, industries qui n'emploient plus des matières
premières indigènes, mais des matières premières venues des régions les plus
lointaines, et dont les produits se consomment non seulement dans le pays même,
mais dans toutes les parties du globe.
A la place des anciens besoins,
satisfaits par les produits nationaux, naissent des besoins nouveaux, réclamant
pour leur satisfaction les produits des contrées et des climats les plus
lointains. A la place de l'ancien isolement des provinces et des nations se
suffisant à elles-mêmes, se développent des relations universelles, une
interdépendance universelle des nations.»
Mais c’est au passé que le
Manifeste parle du rôle révolutionnaire de la bourgeoisie (« La
bourgeoisie a joué dans l'histoire un rôle éminemment révolutionnaire»),
rôle révolutionnaire résumé ainsi :
« En un mot, à la place de
l'exploitation que masquaient les illusions religieuses et politiques, elle a
mis une exploitation ouverte, éhontée, directe, brutale. (…) »
Citons encore ces lignes, issues
elles aussi du Manifeste:
« Ce bouleversement
continuel de la production, ce constant ébranlement de tout le système social,
cette agitation et cette insécurité perpétuelles distinguent l'époque bourgeoise
de toutes les précédentes. Tous les rapports sociaux, figés et couverts de
rouille, avec leur cortège de conceptions et d'idées antiques et vénérables, se
dissolvent; ceux qui les remplacent vieillissent avant d'avoir pu s'ossifier.
Tout ce qui avait solidité et
permanence s'en va en fumée, tout ce qui était sacré est profané, et les hommes
sont forcés enfin d'envisager leurs conditions d'existence et leurs rapports
réciproques avec des yeux désabusés. »
Aussi, le mérite du capitalisme
selon Marx, c’est d’accélérer le mouvement de l’histoire universelle… et de
réunir les conditions du passage du règne de la nécessité au règne de la
liberté, du capitalisme au socialisme, du renversement de la classe capitaliste.
Quant à cette dernière, on aura du mal à trouver des hymnes à sa gloire, sinon
du genre que recèle cette lettre de Marx à Kugelmann du 12 avril 1871 où il
dénonce « les loups, les porcs et les chiens de la vieille
société »...
Attali cite (p.209) un article de
Marx sur l’Inde, de juillet 1853. Marx y écrit « le capitalisme libère
les hommes de la superstition et de l’esclavage ». Au 19ème
siècle, sans doute. Mais aujourd’hui, alors que la superstition et l’ignorance
sont devenues des industries, et que la misère frappe les hommes par milliards,
cette citation ne fait que souligner la nécessité de se libérer de l’horreur du
mode de
Où l’on apprend que
« Marx n’est pas favorable à une nationalisation totale des moyens de
production ».
Lors des révolutions de 1848 en
Europe, la bourgeoisie, encore emportée par son élan révolutionnaire, découvre
avec horreur que le prolétariat, classe nouvelle et jusqu’ici simple force de
frappe de toutes les révolutions antérieures, commence à agir pour son propre
compte et manifeste ses propres revendications, à commencer par le droit au
travail. C’est la fin d’une époque historique dans laquelle la bourgeoisie, à la
tête de toutes les classes opprimées, est une classe révolutionnaire. Quand bien
même le mode de production capitaliste est loin d’avoir épuisé toutes ses
possibilités, les classes possédantes, inquiètes face à ce monstre qu’est pour
elles la classe ouvrière, tendront systématiquement à s’appuyer sur les
monarchies pourries, les féodaux, pour lutter de concert contre les nouvelles
classes dangereuses (ainsi l’écrasement du prolétariat parisien en juin 1848).
Evolution dont Marx tirera les conséquences.
Qu’en relate Attali ? En
Allemagne, commentant sans les citer les revendications publiées à l’aube de la
révolution par le parti communiste allemand, il
écrit (p.151):
« Marx n’est pas favorable
à une nationalisation totale des moyens de
D’où le trucage précédent, selon
lequel il faudrait dans chaque pays en passer par le développement capitaliste!
Mais que disent « les revendications
du parti communiste en Allemagne » (25 mars 1848) ? Le texte en
question réclame non seulement l’abolition de toute survivance féodale et la
proclamation de la République, mais entre autres « l’armement universel du peuple »
(point 4), la nationalisation de toutes les propriétés foncières, des mines,
etc. (point 7), de tous les moyens de transports et de communication (ainsi que
leur gratuité, point 11), l’expropriation de toutes les banques privées au
profit d’une banque d’Etat (point
10).
Que resterait-il donc, dans
l’Allemagne de 1848, donc d’avant révolution industrielle, qui ne serait
nationalisé ?
Parlons net : ici aussi,
Attali ment. Ce ne sont décidément pas les positions de Marx qui
l’intéressent ; c’est de combattre, aujourd’hui, contre la perspective de
l’expropriation du capital, la nationalisation sans indemnité ni rachat des
moyens de production.
Où l’on découvre que la
« révolution permanente »… ce serait « pour gagner les
élections »
Attali n’ignore pas – comment le
pourrait-il ? – les positions que la révolution de 1848 fait prendre à
Marx. Comme nous l’avons mentionné plus haut, Marx comme tous les
révolutionnaires voient en 1848 la bourgeoisie se réfugier dans les jupes des
monarques, princes, pour qu’ils les défendent contre les prolétaires. Dans un
texte important intitulé « Adresse à
l’autorité centrale de la ligue des communistes », Marx et Engels
écriront donc :
« Tandis que les petits
bourgeois démocratiques veulent terminer la révolution au plus vite et après
avoir tout au plus réalisé les revendications ci-dessus, il est de notre intérêt
et de notre devoir de rendre la révolution permanente, jusqu'à ce que toutes les
classes plus ou moins possédantes aient été écartées du pouvoir, que le
prolétariat ait conquis le pouvoir et que non seulement dans un pays, mais dans
tous les pays régnants du monde l'association des prolétaires ait fait assez de
progrès pour faire cesser dans ces pays la concurrence des prolétaires et
concentrer dans leurs mains au moins les forces productives décisives. Il ne
peut s'agir pour nous de transformer la propriété privée, mais seulement de
1'anéantir ; ni de masquer les antagonismes de classes, mais d'abolir les
classes ; ni d'améliorer la société existante, mais d'en fonder une
nouvelle. »
Soulignons que la conclusion de ce
texte confirme nettement que Marx et Engels, dès cette époque, sont pour
exproprier la bourgeoisie, au contraire de ce qu’Attali veut faire croire :
il s’agit de mener la révolution qui commence comme une révolution bourgeoise
jusqu’au socialisme, et notamment à cette fin de procéder à l’armement du
prolétariat (« il faut que les ouvriers soient armés et bien
organisés » écrivent Marx et Engels). C’est la première élaboration de
la théorie de la révolution permanente qui sera reprise et développée par Trotsky.
Mais quand Attali mentionne ce
texte (p.175), qu’il attribue au seul Marx, il l’expurge de tous les
passages portant sur l’expropriation du capital ! Exit, donc, dans de
pudiques (…) la référence à « l’anéantissement de la propriété
privée » qui, il est vrai, serait venue contredire totalement les
élucubrations d’Attali. Même
suppression de l’exigence de l’armement du prolétariat. Par contre, Attali
n’hésite pas à écrire :
« Et pour la première fois,
il insiste sur la nécessité de constituer un parti autonome, propre à la classe
ouvrière, pour gagner des élections ».
« Gagner des élections » ? Pure
invention. Dans ce texte, ni d’ailleurs dans l’Europe des années 1850, il n’est
absolument pas question d’élections. C’est Attali, qui, aux armes et à la
nécessité de la prise du pouvoir de Marx, souhaite substituer les joutes
électorales. C’est d’ailleurs un souci constant dans cet ouvrage qui pourtant
prétend présenter la pensée de Marx.
« Décidément, la voie de la révolution est
inutile, pense
Marx » (Attali)
Attali finit en effet (p.315) par
prêter à Marx la pensée ci-dessus, qui est celle des dirigeants
sociaux-démocrates depuis quatre vingt dix ans. « La voie de la
révolution » inutile, donc, car, selon Attali, Marx considèrerait que
« l’avènement de la dictature du prolétariat peut passer en Allemagne
par la voie des urnes » (id.). Attali a-t-il seulement relu le livre
qu’il signe ? En tout cas, une interview de Marx sur l’Angleterre donne une
réponse nette sur la question quelques pages plus tard (p.351):
« La bourgeoisie anglaise
s’est toujours montrée prête à accepter le verdict de la majorité aussi
longtemps que les élections assurent son monopole. Mais soyez sûr que nous
aurons affaire à une nouvelle guerre de sécession dès qu’elle sera en minorité
sur des questions qui soient pour elle d’importance vitale ».
Autrement dit, Marx n’a pas la
moindre hésitation à utiliser le suffrage universel, mais pas le moindre doute
sur ce que signifierait l’arrivée d’une majorité du parti ouvrier au
pouvoir : la guerre civile. Attali, tout en reprochant à Marx de n’avoir point
précisé qu’il faudrait « rendre le pouvoir » si les élections
étaient perdues, affirme pourtant que le respect du parlementarisme serait
carrément congénital chez Marx :
« pour lui, la démocratie parlementaire doit être protégée
quoiqu’il arrive, même si la majorité sociale n’a pas la majorité
politique. » (p.203)
Marx quant à lui caractérisait le
parlementarisme dans des termes nets (dans La guerre civile en France)
:
« décider une fois tous les trois ou six ans quel membre de la
classe dirigeante devait « représenter » et fouler aux pieds le peuple au
Parlement »
Et ni lui, ni Engels n’avaient la
moindre illusion sur les élections organisées en régime capitaliste. Engels
écrivait ainsi en 1865 (dans une brochure intitulée « la question militaire et le parti ouvrier
allemand ») :
« Or en ce qui concerne le
suffrage universel direct, il suffit de jeter un coup d'œil sur la France pour
voir comment on peut réaliser des élections dociles, si l'on dispose d'une
nombreuse population rurale abêtie, d'une bureaucratie bien organisée, d'une
presse soigneusement contrôlée, d'associations parfaitement tenues en bride par
la police - et sans aucune réunion
politique. »
Quand Attali affirme que Marx
serait pour “réformer” l’Etat...
Vouloir faire passer Marx pour un
partisan du capitalisme et du parlementarisme bourgeois amène Attali, cohérence
oblige, à truquer également un autre texte majeur de Marx, La Guerre Civile en France, écrit au
sujet de la Commune de Paris. Encore une fois, ce qui est intéressant est ce
qu’Attali en fait disparaître.
Pour Marx, la Commune de Paris
est l’occasion de pousser plus avant l’élaboration politique qui fut la sienne
lors des révolutions de 1848 et que synthétise l’adresse de 1850 dont nous avons parlé.
Il précisera en quoi dans une lettre à Kugelmann du 12 avril 1871 :
« Dans le dernier chapitre
de mon 18
Brumaire, je remarque comme tu le verras si
tu le relis que la prochaine tentative de la révolution en France devra
consister non plus à faire passer la machine bureaucratique et militaire en
d'autres mains, comme ce fut le cas jusqu'ici, mais à la détruire. C'est la
condition première de toute révolution véritablement populaire sur le continent.
C'est aussi ce qu'ont tenté nos héroïques camarades de
Paris. »
Cette leçon essentielle de la
Commune selon Marx, la nécessité de détruire la vieille machine d’Etat, est réécrite ainsi par Attali (p.346). Il
commence par citer Marx qui écrit que :
«la
commune ne se contenta pas de prendre telle quelle la machine d’Etat et de la faire fonctionner à son propre
compte ».
Là s’achève la citation de Marx.
Attali ferme les guillemets et continue ;
« mais qu’elle entreprit de la réformer après avoir été élue
démocratiquement pour ce faire. »
Ou comment transformer une
révolution ouvrière pour l’élection d’une majorité « réformiste ». Ce n’est plus
seulement Marx qu’Attali falsifie, c’est l’histoire de France, tout simplement,
car la Commune n’est pas parvenue au pouvoir suite à des élections, mais par la
force suite au refus de se laisser désarmer par les Versaillais. Produisant des
extraits soigneusement choisis de la
guerre civile en France, Attali en ôte notamment, outre la caractérisation
du parlementarisme que nous avons reproduite plus haut, ce qui selon Marx
faisait le caractère essentiel de la Commune :
« Son véritable secret, le
voici : c'était essentiellement un gouvernement de la classe ouvrière, le
résultat de la lutte de la classe des producteurs contre la classe des appropriateurs, la forme politique enfin trouvée qui
permettait de réaliser l'émancipation économique du
travail ».
… Et que l’exploitation relève
du « roman, voire du roman
policier »
Un dernier point vaut d’être
relevé. Attali écrit que la théorie de la plus-value est pour Marx :
« sa découverte majeure
( …), qui va lui assurer tout sa place dans l’histoire des idées (…) des
concepts qui, sous d’autre noms, forment encore aujourd’hui une partie de
l’armature de la pensée économique moderne (…)».
Nous sommes page 217. Quelques
dizaines de pages plus loin, page 300, la notion de plus-value est traitée en
ces termes brutaux :
« Marx résume cela dans une formule
choc : le capitaliste « achète des marchandises à leur juste valeur,
puis les vend ce qu’elles valent, et cependant, à la fin, il retire plus de
valeur qu’il en avait avancé. » Tout là tient du roman – voire du roman
policier »
Une note renvoie pour appuyer ce
dernier terme à un ouvrage de Daniel Bensaïd
(dirigeant de la LCR).
Attali ne s’embarrasse pas plus
de procédés : pour le chef d’entreprise qu’il est, il est clair que la
notion d’exploitation de la force de travail relève du « roman policier ». Tout le reste des
conclusions du Capital est passé sous
silence – au profit d’une criticaillerie de la
distinction qu’opère Marx entre travailleurs productifs et improductifs.
Cela lui permet d’ignorer les
perspectives que Marx trace pour ce mode de production basé sur l’exploitation
de la force de travail, à savoir la concentration croissante du capital, la
tendance à la baisse du taux de profit, l’accumulation de richesse à un pôle de
la société et de misère à l’autre, et au bout du compte, la nécessité
d’exproprier les expropriateurs.
Ces notions n’opèrent qu’une
apparition, d’autant plus spectaculaire, dans la fin de l’ouvrage, pour
souligner l’actualité de Marx, tout en maintenant dans l’ombre ce que nous avons
cherché à faire ressortir ici.
Attali s’en prend à
Engels….
On le comprend bien, au terme d’une
telle opération de déguisement de Marx en un parlementaire social-libéral, qu’Attali doit répondre à une
question : comment se fait-il que personne, ou presque, n’ait vu Marx
ainsi?
Attali répond : Marx a été
trahi. Et par qui ? D’abord Engels, son indéfectible compagnon. Cible de
l’ire d’Attali : l’Anti-Dühring,
ouvrage d’Engels, qui, publié à l’origine en feuilleton dans la presse
social-démocrate allemande, a énormément contribué à populariser le marxisme et,
déjà, le défendre. Attali s’emporte contre ce livre « qui deviendra après la mort de Marx le
catéchisme du ‘marxisme’ » (p.390) et s’interroge :
« C’est donc par ce livre
d’Engels que commence le dévoiement de la philosophie de la liberté que Marx a
élaborée dans ses propres textes. Est-il d’accord ? Est-il trop fatigué
pour contredire son vieil ami ? Sans doute est-il plus préoccupé par ses
propres livres, qui n’avancent pas, que par ce texte dont il ne parlera jamais
et qui lui paraît dénué d’importance.»
Alors, Marx est-il d’accord ?
Grave question qui trouve facilement sa réponse. Car dans l’introduction dudit
ouvrage, Engels écrit :
« Une remarque en passant :
les bases et le développement des conceptions exposées dans ce livre étant dus
pour la part de beaucoup la plus grande à Marx, et à moi seulement dans la plus
faible mesure, il allait de soi entre nous que mon exposé ne fût point écrit
sans qu'il le connût.Je lui ai lu tout le manuscrit avant l'impression et c'est
lui qui, dans la partie sur l'économie, a rédigé le dixième
chapitre ».
Marx est donc non seulement
d’accord, mais a rédigé lui-même une partie de l’ouvrage qu’Attali voue au
pilori!
Cela indique ce que valent les
autres noises qu’Attali cherche à Engels, qui vont jusqu’à lui reprocher, sans
rire, de parler de « matérialisme dialectique » quand
Marx parlerait, lui de « dialectique
matérialiste » (p.429) …
… et à
Lénine
Après Engels, c’est à Lénine
qu’Attali s’en prend (on a déjà mentionné la « citation » bidonnée par
l’équipe d’Attali plus haut dans cet article). Pourquoi Lénine ? Parce
qu’il a amené le parti bolchevik au pouvoir en Russie, en 1917. Attali
accuse (p.460) : la révolution d’octobre, c’est contre l’enseignement de
Marx ! Il affirme que des années avant la prise du pouvoir, Lénine
« commence à défendre l’idée du socialisme en un seul pays. Il
faut, dit-il, cesser de penser à l’échelle mondiale ; les ouvriers
appartiennent à une Nation et c’est dans le cadre de leur nation qu’il leur faut
faire la révolution ».
Attali se réfère à l’article que
Lénine a écrit sur Marx et Engels pour l’encyclopédie Grannat en 1914. En réalité, Lénine n’écrit pas, tout au
contraire, qu’il faut cesser de penser à l’échelle mondiale. Attali a encore
truqué.
Il reproduit le début d’un
passage :
«La classe ouvrière n'aurait pu
se fortifier, s'aguerrir, se former, sans "s'organiser dans le cadre de la
nation", sans être "nationale" ("quoique nullement au sens bourgeois du
mot"). »
Et arrête là. Que dit la suite ?
« Mais le développement du
capitalisme brise sans cesse les barrières nationales, détruit l'isolement
national, substitue les antagonismes de classes aux antagonismes nationaux.
C'est pourquoi, dans les pays capitalistes développés, il est parfaitement vrai
que "les ouvriers n'ont pas de patrie" et que, tout au moins dans les pays
civilisés, leur "action commune" « est une des premières conditions de
l'émancipation du prolétariat »
Quant à l’idée énoncée par Lénine
qu’il faut prendre le pouvoir dans le cadre de son propre pays, que voudrait
aussi faire disparaître Attali, avec tous ceux qui affirment qu’avec la
« mondialisation », ou l’Union européenne, cela ne serait plus à l’ordre du
jour, elle n’est pas une invention de Lénine. Marx et Engels l’énoncent dès 1848
dans le Manifeste
communiste :
«Il va sans dire que le prolétariat de
chaque pays doit en finir, avant tout, avec sa propre
bourgeoisie. »
Attali persiste. Révolution
socialiste en Russie ? Certes Marx l’avait envisagé, concède-t-il. Mais à
une condition, cite-t-il : « si
elle (la révolution) devient mondiale ». Jusque là, c’est parfaitement
exact. Et Attali d’enchaîner :
« Ce membre de phrase si
important sera occulté pendant un siècle par Lénine et ses successeurs ;
ils feront tout, on le verra, pour laisser croire que Marx a donné son
blanc-seing à l’idée d’un passage direct au socialisme dans la seule
Russie ». (p.409)
De falsification en falsification,
Attali chausse en bout de compte les bottes des staliniens : car ce sont
eux qui ont cherché à faire croire que Lénine avait envisagé le
« socialisme en un seul pays »… une fois Lénine mort, pour lutter
contre Trotsky, rassembler contre ce dernier les
forces réactionnaires de la société russe d’après la révolution d’octobre. Pour
Lénine, au contraire, il était clair et affirmé que sans la révolution mondiale,
la révolution russe ne survivrait pas, tout comme Marx l’affirmait. D’où le
combat de Lénine dans des conditions terribles pour construire l’Internationale
ouvrière révolutionnaire, la III° Internationale.
*
*
*
Qu’un tel ouvrage, indigent, tissé
de mensonges, falsifiant totalement ce qu’est le marxisme, devienne un réel
succès de librairie jusque dans les rayons des supermarchés, porté par une
campagne médiatique ad hoc, n’a donc
rien de réjouissant – d’autant que, sauf erreur, aucune critique sérieuse de son
contenu n’a été nulle part entreprise. La bourgeoisie a les mains libres au
moment présent pour continuer son entreprise de combat contre le socialisme et
sa théorie scientifique, le marxisme, s’appuyant comme Attali sur les canons de
la propagande à défaut de pouvoir le faire sur des idées.
Que pour le moins la critique de ce
livre amène les jeunes, les militants, les travailleurs à relire Marx, et en
particulier à méditer sur ce qu’Attali – au nom collectif de la classe
capitaliste française – veut enterrer : la nécessité de construire un parti
répondant à la question du pouvoir, de la politique nécessaire aux travailleurs
et à la jeunesse, celle de l’expropriation du capital. Car le livre d’Attali
indique à sa manière que la bourgeoisie redoute encore que se reconstitue une
Internationale, des partis, visant à permettre à l’immense majorité des
travailleurs salariés, au prolétariat, d’exercer sa domination de classe, sa
dictature, brisant l’Etat bourgeois, pour en finir
avec l’exploitation et l’oppression sous toutes ses formes, vers la République
socialiste universelle.
Le 16 septembre 2005